D'aussi loin que je m'en souvienne, je me suis donc intellectuellement construit dans la terreur permanente d'avoir le moindre point en commun avec ce qui constituait ma famille. Déjà que je devais assumer la contrainte de contenir des gènes communs. J'ai donc employé toute l'énergie dont j'étais capable pour sculpter ces gènes malsains à l'image de ce qui me semblait s'éloigner le plus de l'amibe avinée en poste à l'accueil du commissariat de mon quartier.
Avec une méthode et une méticulosité frisant l'obsession, je posai patiemment pierre après pierre l'édifice de ma différence revendiquée, jusque dans les détails les plus insignifiants : je décidais donc que non, les chômeurs ne le font pas exprès, les femmes en mini-jupe ne méritent pas d'être violées, les enfants ne sont pas des larves à modeler, il n'est pas normal d'attendre la marque jaune pour jeter son slip au milieu de la chambre, les arabes ne sont pas tous des voleurs, les homosexuels pas tous des pédés et les joueurs de l'équipe de France de foot pas tous des blaireaux. En résumé, je décidais de ne pas avoir peur de l'autre, ce qui faisait du non-racisme ma clef de voûte en même temps que mon radar à cons.
C'est donc auréolé de mes 45 ans de contre-certitudes scrupuleusement empilées que je me présentais au bureau de la directrice de l'école à laquelle aurait dû aller mon fils d'après la carte scolaire. Je dois avouer un a priori franchement négatif à la base, dans la mesure où il y a une école à 100 mètres de la maison, et que la mairie me l'inscrit d'office à plus de deux kilomètres, loin de mon trajet maison-crèche-boulot.
J'entre donc dans le bureau, et découvre la trogne sobrement décrite au deuxième opus de cette histoire, me retiens de vomir et pose dans un spasme, le dossier de mon fils sur le bureau.
On bla-bla-bla quelques minutes. Elle se dit heureuse d'accueillir le gamin et sort faire des photocopies. Profitant de la pause hestétique proposée à mes yeux, je me lance dans le suivi laser d'une mouche que j'avais déjà repérée en arrivant. La bête se pose sur un tableau que je lis machinalement. Il s'agit des six classes qui composent la structure. Un détail me chafouine : entre 38 et 42 élèves par classe... je ne sais plus quelles sont les standards du moment, mais ça me paraît une foule incontrôlable à gérer pour mon bonhomme. Je lis les noms alignés verticalement. J'aurais pas dû. C'est là que ma personne intérieure a implosé.
En tout et pour tout, deux noms "à consonnance française" par classe, le reste d'origine arabe (d'où, vraisemblablement, le surpeuplement des classes consenti par l'Education nationale).
Il se passa une chose inédite : ma pensée fût plus rapide que ma maîtrise de ma pensée. "Est-ce que je souhaite que mon fils vive sa scolarité en tant que minorité visible ?" La réponse fût aussi évidente qu'effroyable : non. L'évidence grise m'a tuer.
J'ai obtenu une dérogation au goût d'autant plus amer que je l'aurais demandée sans cela, compte tenu de la situation géographique de l'école.
J'ai un besoin vital de vous, les Francs. Votre culture, votre obsession du vrai, votre haine assumée du réactionnaire, votre sincérité et votre humanité ont fait de vous ma véritable famille.
J'ai besoin de votre jugement, sans complaisance et sans fard, avec vos mots et vos analyses : suis-je raciste ?